17
AU PIED DU TRÔNE
Le temps passait, le temps passait, et l’interminable voyage continuait.
Je fis tout ce qu’il y avait à faire.
Et je refis tout ce qu’il y avait à faire. Et même plusieurs fois. Puis je me mis à penser sérieusement à suivre le conseil d’Albert : me mettre en veilleuse. Cette idée m’effrayait tant qu’Essie le remarqua.
Elle me rédigea une ordonnance.
— Nous donnerons une party, annonça-t-elle.
Quand Essie organise une party, vous n’avez plus qu’à baisser les bras et à vous amuser. Mais n’imaginez pas que c’est ce que je fis. Du moins, pas tout de suite. Je n’étais pas d’humeur à faire la fête. Je n’avais toujours pas surmonté le choc de ma « mort » dans le bungalow, à Tahiti. Je n’avais toujours pas le courage d’envisager de rencontrer à nouveau ces Assassins – des millions – et chez eux, qui plus est ! Bon Dieu, je n’avais même pas encore surmonté toutes les épreuves que j’avais traversées au cours de ma vie, que ce soit ma crise de nerfs quand j’étais gosse, la mort de ma mère ou le naufrage de Klara dans le trou noir. La vie de chacun est un cortège de tragédies, de désastres et de coups durs. Vous vous accrochez à la vie car, de temps à autre, vous vivez des trucs chouettes qui vous remettent sur les rails, ou du moins vous espérez connaître quelques jours de bonheur. Mais bon Dieu, que de malheurs nous subissons tous ! Et quand votre vie est prolongée à l’infini et qu’en plus, comme dans mon cas, elle se déroule à la vitesse grand V, cela ne fait que multiplier vos malheurs.
— Mon gros grincheux, rit Essie en me plantant un baiser sonore sur la bouche. Allez, un sourire, amuse-toi ! Quelle importance, car demain, on sera morts, hein ? Quoique peut-être pas, note bien.
Je fis de mon mieux pour sourire et, à ma grande surprise, j’y parvins. Puis je regardai autour de moi.
La conception d’Essie en matière de réception avait beaucoup changé depuis que nous étions des stockés. Dans le temps, nous pouvions nous offrir quasiment tout ce que nous voulions, étant donné que nous étions richissimes. Maintenant, c’est encore mieux. Nous pouvons nous offrir tout, tout de suite, sans même redouter la gueule de bois, les torts faits à autrui et les kilos en trop.
Pour commencer, Essie nous procura une salle. Rien d’outrageusement somptueux. Si nous avions souhaité un tel décor quand nous étions encore barbaques, nous aurions pu facilement nous l’offrir. Cela nous aurait simplement coûté un peu plus d’un million de dollars. Essie et moi avions toujours aimé les chalets montagnards, avec une énorme cheminée à un bout de la pièce, des trophées de chasse accrochés au mur et de grandes baies vitrées donnant sur les pics enneigés étincelant au soleil, sans compter les grands fauteuils où s’engloutir, les canapés, les tables ornées de fleurs fraîchement coupées, et… Soudain, je me rendis compte qu’il y avait beaucoup de choses que jamais je n’avais vues dans un chalet. Une fontaine de champagne sur une table près des fenêtres, que l’on aurait pu croire vraie, si les bulles avaient crevé. Près de cette fontaine de champagne était dressé un long buffet derrière lequel des serveurs en veste blanche attendaient de remplir nos assiettes. Je vis une dinde découpée et un jambon, des ananas évidés remplis de kiwis et de cerises. Je regardai le buffet, puis Essie.
— Et les huîtres fumées ? me risquai-je à demander.
— Bien sûr, Robin, répondit-elle avec une moue de dégoût, les huîtres fumées. Sans parler du caviar pour moi et Albert, des côtes de bœuf pour ce vieux Julio, et tout un baquet de ce truc infâme que tu aimes tant, la salade de thon. (Elle tapa des mains. Le chef du petit orchestre qui se trouvait sur une estrade, à l’autre bout de la salle, acquiesça de la tête et ils jouèrent les premières notes des chansons langoureuses et nostalgiques dont raffolaient nos grands-parents.) On mange ou on danse d’abord ? demanda Essie.
Je fis de mon mieux pour elle.
— Qu’en penses-tu ? demandai-je de ma voix la plus chaude et la plus vibrante de star de cinéma en la regardant dans le fond des yeux, une main fermement posée sur son épaule ronde et nue.
Bien entendu, elle portait une robe du soir au décolleté vertigineux.
— Manger, je crois, cher Robin, dit-elle avec un soupir, mais n’oublie pas, après on danse, et beaucoup !
Finalement, je n’eus pas beaucoup à me forcer. Il y avait cette salade de thon qui comblait mes rêves ; le serveur m’en servit une part sur des tranches de pain de seigle, puis aplatit le tout pour en faire un sandwich, exactement comme je les aimais bien. Le champagne était à la température idéale et les bulles (aussi irréelles soient-elles) chatouillaient agréablement mon nez (aussi irréel soit-il). Tandis que nous mangions, Albert fit taire d’un geste cavalier l’orchestre et produisit un violon. Il nous divertit en jouant du Bach, puis un solo de Kreisler et, lorsque quelques musiciens se joignirent à lui, il enchaîna par plusieurs morceaux pour quartette à cordes de Beethoven.
Naturellement, ces musiciens sortaient droit du stock d’ameublement des décors d’Albert. Ils n’étaient que des programmes fort limités, mais excellents en leur domaine. La nourriture et le champagne étaient faux aussi. Toutefois, le goût des oignons de la salade de thon me revint agréablement de temps à autre, après le repas, et le faux alcool du champagne simulé me redonna la pêche et activa mes centres sensoriels aussi efficacement que s’il avait été vrai. Bref, j’essaie de vous dire que l’alcool, la danse et la bonne chère faisaient leur effet et que je commençais à avoir le diable au corps. Lorsque Essie et moi tournoyâmes langoureusement sur la piste de danse (le soleil s’était « couché » et des « étoiles » brillaient au-dessus de la « montagne » noire), sa tête roula sur mon épaule et je caressai tendrement la peau douce de son dos. Je sentis qu’elle était vraiment réceptive.
Lorsque je l’entraînai dans la direction où j’avais parié qu’elle avait prévu une chambre, Albert nous dit au revoir d’un geste affectueux de la main. Il discutait avec le général Cassata près du feu et je l’entendis dire :
— La petite improvisation, c’était mon idée, général. Je voulais mettre Robin de bonne humeur, voilà tout. J’espère que cela ne vous a pas offensé.
Le général Cassata prit l’air éberlué. Il gratta sa joue couleur chocolat juste à hauteur de ses favoris frisés et coupés ras.
— Je ne sais pas de quoi vous parlez, Albert. Pourquoi serais-je offensé ?
Pour manger, je n’ai besoin ni d’un vrai corps, ni de vraie nourriture. Pour m’asseoir, je n’ai pas besoin d’un vrai fauteuil. Pour faire l’amour, je n’ai pas besoin non plus des choses qui vous sont indispensables. Nous fîmes ce que nous fîmes avec passion, subtilité et en nous amusant beaucoup. Simulé, tout ça ? Bien sûr que c’était simulé. Mais jamais ce ne fut aussi bon et une fois que ce fut fini, mon cœur battait plus vite, j’avais le souffle court et j’attirai Essie contre moi pour m’imprégner de sa chaleur et de son parfum simulés.
— Je suis si heureuse, fit ma chérie simulée d’une voix rêveuse, d’avoir conçu nos programmes interactifs.
Son haleine me chatouilla l’oreille. Je tournai la tête pour chatouiller la sienne.
— Mon Essie adorée, murmurai-je, tu as écrit un sacré bon programme.
— Sans toi, je n’y serais pas arrivée, dit-elle en bâillant de sommeil contre l’oreiller en satin. (Nous dormons parfois, figurez-vous. Nous pourrions nous en passer. De même que nous pourrions nous passer de manger et de faire l’amour. Il y a toutes sortes de plaisirs que nous ne sommes pas obligés d’avoir mais que nous avons quand même. Et celui qui me plaît le plus, ce sont les quelques minutes avant que la tête ne tombe sur l’oreiller, lorsque l’esprit dérive, que l’on se sent devenir chaud comme caille, bien en sécurité et que plus rien ne vous tourmente.)
J’étais un peu endormi, car cela faisait partie de ce sous-programme. Mais je savais que si je le voulais, je pouvais chasser mon sommeil, car cela aussi était prévu dans le sous-programme.
Finalement, je choisis de ne pas dormir, du moins pour le moment, car plusieurs choses me trottaient dans la tête.
— Ce lit, je le reconnais, mon chou.
Elle pouffa de rire.
— Un joli lit.
Elle ne nia pas que je savais qu’il s’agissait d’une copie exacte, voire même un peu améliorée, du lit « anisocinétique » que nous avions eu à Rotterdam, il y a tant et tant d’années.
Mais ce n’était pas de cela dont je voulais vraiment parler et je m’y pris autrement :
— Mon chou ? Crois-tu qu’il n’y avait que deux Ennemis avec moi, là-bas ? Dans le bungalow, à Tahiti, je veux dire.
Essie demeura silencieuse un moment. Elle se dégagea doucement de mes bras et se dressa sur un coude. Elle m’observa, toujours en silence, puis répondit :
— Nous ne pouvons pas vraiment le savoir, n’est-ce pas ? D’après Albert, ils sont peut-être une intelligence collective. Dans ce cas, ce que tu as vu à Tahiti n’était peut-être que de petits paquets détachés de matière ennemie. Les nombres alors ne signifient plus rien.
— Hum !
Essie poussa un soupir et roula sur le côté. À travers la porte close filtrait la musique de l’orchestre. Maintenant, il jouait un vieux rock, sans doute pour le général Cassata. Essie s’assit, aussi nue que le premier jour où nous avions fait l’amour. Elle tapa des mains, du bout des doigts, pour allumer. Les lampes dissimulées dans le plafond diffusèrent une lumière ambrée. Essie n’avait rien oublié pour notre nid d’amour.
— Tu es encore tout chaviré, cher Robin, observa-t-elle sur un ton neutre.
— Oui, je crois, dis-je après réflexion en évitant toute manifestation plus pathétique.
— Tu veux parler ?
— Je veux être heureux, déclarai-je avec force, parfaitement réveillé tout à coup. Pourquoi est-ce si difficile, nom d’un chien ?
Essie se pencha et m’effleura le front des lèvres.
— Je vois, dit-elle sans rien ajouter d’autre.
— Tu sais, continuai-je au bout d’un moment, j’ignore complètement ce qui va se passer.
— On n’a jamais su ce qui allait se passer.
— Et c’est peut-être pour ça, ajoutai-je bien plus fort que je ne l’avais voulu, que je ne suis pas heureux.
J’obtins un grand silence en guise de réponse. Quand nous parlons à la vitesse mégabaud, même un vingtième de milliseconde est une pause significative. Or son silence dura bien plus longtemps. Ensuite elle se leva, ramassa une robe de chambre à côté du lit et s’en enveloppa.
— Cher Robin, dit-elle en s’asseyant au bord du lit et en me regardant droit dans les yeux, ce long voyage, c’est très mauvais pour toi. Tu as beaucoup trop de temps pour broyer du noir.
— Mais nous n’avions pas le choix. Et c’est bien ça le problème : je n’ai jamais le choix.
— Ah ! fit-elle en hochant la tête. Nous voilà au cœur du problème. Bien… Ouvre-toi. Dis-moi de quoi il s’agit.
Je ne lui répondis pas. C’était injuste. Elle avait tout fait pour être aimante et gentille. Je n’avais aucune raison d’être grincheux avec elle.
Seulement voilà, je me sentais grincheux.
— Réponds, nom d’une pipe ! aboya-t-elle.
— La barbe ! répondis-je aussi vivement. Tu poses des questions idiotes, tu sais ça ? Ton amour est le plus sincère des amours, je t’adore et tout, mais… mais… mais, bon Dieu, Essie, comment peux-tu poser des questions pareilles ? De quoi s’agit-il ? En dehors du fait que tout l’univers est en danger et que je suis mort encore une fois et que cela peut fort bien m’arriver encore d’ici peu, mais cette fois pour de bon, parce que je dois affronter des inconnus auxquels je ne veux même pas penser, et que j’ai deux femmes et que je n’existe pas vraiment, etc. En dehors de tout ça, comment avez-vous trouvé le film, Mrs Lincoln ?
— Oh ! Robin ! soupira-t-elle, découragée. Et tu n’as même pas raison.
— Quoi ?!
Elle m’avait eu par surprise.
— Primo, tu n’as pas deux femmes, fit-elle, très combative. À moins, bien entendu, que tu ne comptes mon original barbaque qui n’est pas ici, en plus de celle qui vient de faire l’amour avec toi, avec beaucoup de plaisir.
— Mais je veux dire…
— Robin, je sais très bien ce que tu veux dire, coupa-t-elle avec fermeté. Tu veux dire que tu m’aimes et que tu aimes aussi Gelle-Klara Moynlin qui se montre de temps à autre pour que tu ne l’oublies pas. On a déjà discuté de ça. Ce n’est pas un problème. Tu n’as qu’une seule femme qui compte, Robinette Broadhead : moi, Essie portable, S. Ya Lavorovna-Broadhead, et cette femme n’est absolument pas jalouse des sentiments que tu éprouves envers lady Moynlin.
— Ce n’est pas la vraie… commençai-je.
Mais elle me fit taire d’un signe de la main impératif.
— Secundo, pour commencer par la fin de ton énumération… Non, pour aborder en second le premier point de la discussion…
— Essie, tu m’embrouilles.
— Mais non ; c’est le petit a du premier point que nous réglerons en même temps que le troisième. Écoute-moi bien ! Quant à la menace qui pèse sur tout l’univers sidéral, oui, c’est un grand problème. Toutefois, c’est un problème que nous essayons de résoudre de notre mieux… Bien. Il ne reste plus que le point cinq ou six de ton énumération. Euh… Je l’ai oublié…
J’avais commencé à suivre son rythme.
— Le fait que nous n’existons pas vraiment, suggérai-je pour l’aider.
— Voila ! Je suis contente que tu t’y retrouves, Robin. Tu n’es pas mort. C’est clair. Tu n’es que désincarné, ce qui est tout à fait différent. Tu n’es plus un barbaque mais tu es encore plein de vie. Tu viens de le montrer, bon sang !
— C’était merveilleux, dis-je avec tact. Et je sais que ce que tu viens de dire est vrai…
— Non ! Tu ne le sais pas !
— Eh bien, logiquement, du moins. Cogito, ergo sum, c’est bien ça ?
— Parfaitement !
— Le problème, c’est que je ne suis pas capable d’intérioriser cela.
— Oh ! Ah ! je vois ! Tu as bien dit « intérioriser » ? Intérioriser ! D’abord Descartes et maintenant, le jargon des psys. C’est du vent, Robin. De la fumée derrière laquelle tu caches ce qui te préoccupe vraiment.
— Mais tu ne comprends pas que…
Elle me fit taire en plaquant une main sur ma bouche.
Puis elle se leva et se dirigea vers la porte.
— Robin, mon très cher, je te jure que je te comprends. (Elle saisit une autre robe de chambre et la roula en boule.) Je comprends que ce n’est pas à moi que tu devrais parler, mais à lui.
— Lui ? Qui ça, lui ?
— Lui, le psychanalyste, Robin. Tiens ! Mets ça.
Elle me lança la robe de chambre et le temps que je l’enfile, elle avait franchi la porte qu’elle laissa grande ouverte. Peu après entrait un homme d’un certain âge, à l’air doux et triste.
— Hello, Robin. Il y a des lustres qu’on ne s’est vus, fit mon vieux programme, chargé de soigner mes états d’âme, Sigfrid von Shrink.
— Sigfrid, déclarai-je, je ne t’ai pas appelé.
Il répondit par un signe de tête affirmatif puis, souriant, il fit le tour de la chambre. Il releva les stores, éteignit les lumières, transformant notre nid d’amour en un pseudo-vieux cabinet de consultation.
— Je n’ai même pas envie de te voir ! glapis-je. Et puis cette pièce, telle qu’elle était, me plaisait.
Il s’installa dans un fauteuil près de mon lit et me regarda. On aurait cru que rien n’avait changé. J’étais de nouveau allongé sur le divan où j’avais connu des heures de supplice.
— Robin, étant donné que, manifestement, tu as besoin de soulager ta tension, j’ai pensé que je ferais tout aussi bien d’éliminer toutes les distractions extérieures, déclara-t-il avec décontraction. Je peux remettre la pièce telle qu’elle était, mais franchement, Rob, il serait beaucoup plus productif que tu me parles de ton malaise ou de tes tourments, au lieu de discuter décoration.
J’éclatai de rire. Ce fut plus fort que moi. Un énorme rire montant droit de mes tripes et qui dura longtemps ; au moins plusieurs microsecondes. Puis j’essuyai mes larmes (aussi irréelles que mon rire avait été silencieux, mais peu importe) et dis :
— Tu me feras mourir de rire, Sigfrid. Tu n’as pas du tout changé, tu sais.
Il sourit.
— Toi oui, par contre. Tu ne ressembles plus à ce jeune homme écrasé par la culpabilité, rongé par le doute et l’incertitude qui faisait tout son possible pour transformer nos séances en discussions de salon. Tu as parcouru un très long chemin. Je suis très content de toi, Robin.
— Oh ! à d’autres, dis-je avec un sourire las.
— Mais d’un autre côté, tu es toujours le même. Veux-tu qu’on perde notre temps en parlotes oiseuses et jeux de salon ? Ou aimerais-tu me confier ce qui te tourmente ?
— Ça te va bien de parler de jeux ! Tu en joues un en ce moment même. Tu connais tout ce que j’ai dit, et même sans doute tout ce que j’ai pensé.
— Ce que je connais ou j’ignore n’a aucune importance, dit-il avec sérieux. Tu le sais parfaitement. L’important, c’est ce que toi, tu sais ou ce que tu te refuses d’admettre. Tu dois tout étaler noir sur blanc. Commence par m’expliquer pourquoi tu te tourmentes.
— Je ne suis qu’une poule mouillée.
Il me regardait et il souriait.
— Tu ne le penses pas vraiment, n’est-ce pas ?
— Je ne suis pas un héros, en tout cas.
— Comment le sais-tu, Robin ?
— Ne me fais pas tourner en bourrique ! Les héros ne restent pas le cul sur leur chaise, à broyer du noir ! Les héros s’en fichent de risquer la mort ! Les héros ne deviennent pas grincheux à force de se culpabiliser et de se ronger les sangs. Pas vrai ?
— Il est vrai que les héros ne font rien de tout cela, approuva Sigfrid. Mais tu as oublié un détail. Les héros n’existent pas. Crois-tu vraiment que tous ces gens que tu appelles des « héros » étaient mieux que toi ?
— Je n’en sais rien. Mais je l’espère. Ça, c’est sûr.
— Enfin, Robin, dit-il avec bon sens, tu n’as fait de mal à personne. Tu as fait une chose que personne d’autre n’a faite, pas même un Heechee. Tu as parlé avec deux Ennemis.
— Je m’en fous totalement, dis-je avec amertume.
— Tu crois ça, vraiment ? soupira Sigfrid. Robin, tu portes souvent sur toi-même des jugements contradictoires. Et au bout du compte, c’est le moins flatteur qui l’emporte. Pourquoi cela ? Te souviens-tu qu’au cours de nos nombreuses séances, jadis, tu ne cessais de me répéter que tu étais un lâche ?
— J’en étais un ! Bon Dieu, Sigfrid, j’ai tourné en rond un temps fou sur la Grande Porte avant d’avoir assez de tripes pour embarquer sur un vaisseau.
— Certes, cela pourrait être considéré dans un certain sens comme une preuve de lâcheté. Mais à d’autres occasions, tu as montré un courage extraordinaire. Quand tu as sauté dans un vaisseau pour aller affronter les Heechees dans leur paradis, les risques étaient énormes. Tu as risqué ta vie… De fait, tu as failli la perdre.
— Il y avait gros à gagner. Cela m’a rendu riche.
— Tu étais déjà riche, Rob. (Il hocha la tête, puis enchaîna, songeur :) Il est intéressant de noter que lorsque tu fais quelque chose de bien, tu avances des motifs vénaux. En revanche, lorsque tu te conduis mal, tu es le premier à affirmer que les apparences sont vraies. Quand gagnes-tu, Robin ?
Je ne répondis pas. Je n’avais pas de réponse. Peut-être aussi ne voulais-je pas en chercher une. Sigfrid soupira et changea de position.
— Bien… Revenons au point de départ. Pourquoi te tourmentes-tu ?
— Pourquoi je me tourmente ? criai-je. Tu ne penses pas qu’il y a une foule de raisons de se tourmenter ? Si tu ne penses pas que la situation à l’échelle de l’univers n’est pas préoccupante, c’est que tu n’as peut-être pas très bien saisi ce qui se passe !
Il répondit avec une patience manifeste :
— Certes, l’Ennemi est un motif suffisant d’inquiétude, mais…
— Mais si cela ne te suffit pas, regarde ma situation ! J’aime deux femmes… Trois, pour être précis, rectifiai-je en me souvenant du calcul effectué par Essie.
Il fit la moue.
— Est-ce une raison de se tourmenter, Robbie ? Sur le plan pratique, j’entends ? Par exemple, faut-il que tu prennes une décision ? Dois-tu choisir entre elles trois ? Je ne crois pas. Franchement, il n’y a pas là matière à conflit.
J’explosai.
— Non. Tu as raison, bordel de merde ! Et sais-tu pourquoi il n’y a pas matière à conflit ? Parce que je n’existe pas ! Je n’existe pas, tout comme toi.
— Tu penses vraiment que je n’existe pas ? demanda-t-il sans se départir de son calme.
— Bien sûr, pardi ! Un programmateur quelconque t’a fabriqué !
Sigfrid examina l’ongle de son pouce. Quelques longues microsecondes de silence s’écoulèrent, puis il reprit la parole :
— Mais dis-moi, Robinette, qu’entends-tu par « exister » ?
— Tu sais fichtrement bien ce que j’entends par « exister » ! Être réel.
— Je vois. L’Ennemi est-il réel ?
— Bien sûr qu’ils sont réels, fis-je, dégoûté. Ils n’ont jamais été rien d’autre que ça ; ils ne sont pas les copies de quelque chose qui a jadis été réel.
— Ah ! bon. La supersymétrie est-elle réelle, Robin ?
— Appelle-moi Robinette ! m’emportai-je. (Il dressa les sourcils mais fit oui de la tête. Je rassemblai mes idées pour trouver une réponse.) Oui, elle est réelle, non pas au sens matériel du terme, mais en tant que modèle permettant de décrire des événements réels. Tu peux voir ses manifestations.
— Mais je peux voir tes manifestations, Robin… Robinette, s’empressa-t-il de rectifier.
— Un simple mirage qui reconnaît un autre mirage ! dis-je sur un ton grinçant.
— Oui, dans un sens, admit-il. Mais les autres aussi voient tes manifestations. Le général Beaupré Heimat n’était-il qu’un mirage ? Tes banques ? Elles gardent ton argent. Les gens qui travaillent pour toi, les corporations qui te versent des dividendes… Tout cela existe.
Il m’avait laissé le temps de rassembler mes idées. Je souris.
— C’est toi qui joues en ce moment, Sigfrid. Sinon, c’est que tu es à côté de la plaque. Vois-tu, le problème avec toi, dis-je sur un ton paternaliste, c’est que tu n’as jamais existé. Donc, tu ne peux mesurer la différence. Les gens réels ont des problèmes réels. Des problèmes physiques. Du moins, des petits bobos. Ils savent ainsi qu’ils existent. Pas moi ! Depuis le temps que je suis… désincarné, jamais je n’ai eu à grogner ni à pousser sur la cuvette des W.-C., parce que j’étais constipé. Je n’ai même pas eu une seule fois la gueule de bois ou le nez qui coule, ou un coup de soleil, ou n’importe lequel de ces maux dont la chair a l’apanage.
— Tu n’es jamais malade ? fit-il, exaspère. Et c’est à cause de ça que tu te lamentes et que tu es de mauvais poil ?
Je lui lançai un regard choqué.
— Sigfrid, dans le temps, jamais tu ne m’as parlé sur ce ton.
— Dans le temps, tu n’étais pas en aussi bonne santé que maintenant. Robinette, je me demande si cette conversation ne nous fait pas du mal, à tous les deux. Peut-être ne suis-je pas celui à qui tu devrais parler ?
— Eh bien, fis-je en commençant à m’amuser, enfin tu l’as dit ! Ô bon Dieu ! Quoi encore ?
Albert Einstein était revenu. Il tripotait sa pipe, puis il se pencha pour se gratter la cheville.
— Tu sais, Robin, peut-être que ton problème ne relève pas de la psychanalyse, après tout. Dans ce cas, je connais quelqu’un qui pourra peut-être t’aider.
Je m’écroulai sur le lit et fermai les yeux.
Dans le temps, lorsque Sigfrid et moi nous retrouvions tous les vendredis après-midi à quatre heures pile, parfois il m’arrivait de penser que je marquais des points au jeu que je m’imaginais que nous jouions. Mais jamais je ne lui avais fait abandonner une partie. C’était là une vraie victoire, une victoire à laquelle je ne m’étais pas attendu, une victoire qui me faisait sentir plus minable que jamais. J’avais l’impression d’être au fond du gouffre. Si mon problème n’était pas d’ordre psychanalytique, alors il était réel. Et « réel » égale « insoluble », songeai-je.
Je rouvris les yeux.
Albert n’avait pas perdu son temps. Nous n’étions plus dans une chambre de passe mais dans le vieux bureau sobre d’Albert, à Princeton. Il y avait un flacon de Skrip sur la table et un tableau noir couvert d’hiéroglyphes mathématiques, derrière lui.
— Joli endroit que tu as là, observai-je avec aigreur, surtout si nous allons jouer de nouveau.
— Mais les jeux aussi sont réels, Robin, dit-il sérieusement. J’espère que tu ne m’en veux pas pour mon intrusion. Si tu n’avais parlé que de larmes et de traumatismes, le docteur von Shrink aurait été le programme le plus approprié. En l’occurrence, la métaphysique te convient mieux.
— La métaphysique ?
— Mais c’est ce dont tu parlais, Robin, remarqua-t-il, surpris. Tu l’ignorais ? La nature de la réalité, le sens de la vie. Ce n’est pas le domaine dans lequel je suis le plus calé. Du moins, ce n’est pas pour cela que mon nom est devenu célèbre. Toutefois, je crois que je peux t’aider, si tu le veux bien.
— Et si je ne le veux pas ?
— Ma foi, tu peux me renvoyer quand tu en as envie, dit-il d’une voix douce. Faisons au moins un essai.
J’abandonnai le lit qui était devenu une espèce de canapé en cuir usé avec un coussin qui perdait sa garniture et arpentai le bureau. J’eus un petit haussement d’épaules d’un air de dire : « Au fond, quelle importance ! »
— Tu sais, Robin, tu peux être aussi réel que tu le désires, commença-t-il.
Je retirai la pile de journaux qui encombrait une chaise près de son bureau et m’installai face à lui.
— Une aussi bonne imitation que je le désire, tu veux dire.
— On en arrive au test de Turing, peut-être ? Si tu finis par te prendre pour une simple imitation, n’est-ce pas une sorte de réalité ? Et si tu tiens à tout prix à être constipé ou enrhumé, ça peut s’arranger. Mrs Lavorovna et moi pouvons facilement introduire dans ton programme tous les petits bobos dont tu aimerais souffrir et les traiter selon la méthode Monte-Carlo pour qu’ils apparaissent au hasard. Des hémorroïdes aujourd’hui peut-être, et demain une verrue dans une narine, pourquoi pas ? Non, je n’arrive pas à croire que c’est ce que tu veux.
— Ce ne serait encore qu’une illusion !
Albert réfléchit.
— Oui, en un certain sens, admit-il. Mais pense au test de Turing. Pardonne-moi mon impertinence, mais quand tu es avec Mrs Lavorovna, eh bien… vous ne faites pas l’amour, parfois ?
— Tu le sais bien, enfin ! On vient de le faire !
— Est-ce moins agréable du fait que cela aussi est une illusion, pour reprendre ton terme ?
— C’est extrêmement agréable. Et peut-être que c’est ça qui cloche, car, bon Dieu ! Essie ne peut pas avoir d’enfants.
— Ah ! Oh ! fit-il, tout comme Essie. Et c’est ça ce que tu veux ?
Je réfléchis un instant pour être absolument certain de ma réponse.
— Je ne le sais pas vraiment. Il m’est arrivé parfois de penser que je le voulais.
— Mais ce n’est pas impossible, tu sais, Robin. Ce ne serait même pas très difficile à programmer. Mrs Lavorovna, si elle le souhaite, pourrait sûrement écrire un programme dans lequel elle subirait toutes les manifestations physiques d’une grossesse, y compris l’accouchement. Un vrai enfant, Robin… « Vrai » dans le sens où tu es « vrai », ajouta-t-il vivement. Mais ton enfant quand même, et le sien. Il posséderait un assortiment établi au hasard de tes traits héréditaires. Il serait doté d’une personnalité qui se développerait grâce à ton éducation. Bref, il serait le produit, comme tout être humain, de la nature et de la culture, plus d’une petite série de hasards.
— Et quand il aura notre âge, nous, nous aurons le sien.
— Ah ! fit Albert, satisfait. La vieillesse, à présent. Tu as aussi envie de vieillir. Mais tu vas vieillir, Robin, crois-moi. Non pas parce que c’est programmé, mais parce que c’est inévitable. Il y aura des erreurs de transcription. Tu vas changer, et probablement te détériorer. Bien sûr, une forte redondance a été prévue dans ton stock. Les erreurs ne vont donc pas s’accumuler très vite. Mais en temps infini… oui, Robin. Robinette Broadhead dans plusieurs milliards de millisecondes ne sera pas le Robinette Broadhead d’aujourd’hui.
— Oh ! fantastique, m’écriai-je. Je ne peux pas mourir. En revanche, je peux vieillir, devenir faible et gâteux.
— Veux-tu mourir ?
— Je… ne… sais pas !
— Je vois, dit Albert, songeur.
J’enfouis mon visage dans mes mains. J’étais au bord des larmes, ce qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps. Tous mes doutes, toutes mes peurs, tous mes tourments fondirent sur moi en même temps. Ces conversations idiotes ne me servaient à rien.
— Je vois, répéta une voix.
Mais ce n’était pas celle d’Albert Einstein. Elle était plus profonde, plus ample. Avant même de lever les yeux, je sus Qui avait parlé.
— Ô Dieu ! murmurai-je.
— Oui, exactement.
Dieu sourit.
Si vous n’avez jamais comparu devant le trône du jugement dernier, vous ne pouvez pas imaginer à quoi il ressemble.
Je n’avais que de vagues notions de grandeur, mais ce que je découvris était bien plus grandiose que tout ce que j’avais rêvé. Je m’étais attendu à quelque chose… oh ! je ne sais pas… d’imposant ? de splendide ? d’effrayant, même ?
Ce n’était pas effrayant, mais imposant et splendide, oui. L’immense trône était tout en or. Non pas de votre or vulgaire et grossier. Celui-là était lumineux, chaud et presque translucide. L’essence de l’or. Cet immense trône me dominait. Des tentures de marbre couleur de perle l’entouraient. On eût dit que Phidias et Praxitèle avaient uni leurs talents pour les sculpter. Le fauteuil dans lequel j’étais assis était en ivoire sculpté. J’étais vêtu d’une longue robe blanche de pénitent et mes yeux levés plongeaient droit dans les immenses yeux du Tout-Puissant, Celui qui voit tout.
Comme je l’ai déjà dit, je n’étais pas effrayé. Je me levai et m’étirai.
— Jolie illusion, complimentai-je. Mais dites-moi, Dieu, Lequel êtes-Vous ? Jéhovah ? Allah ? Thor ? Quel Dieu êtes-Vous ?
— Le tien, Robin, tonitrua la voix majestueuse.
Je lui souris.
— Pour être franc, je n’ai aucun Dieu. J’ai toujours été athée. L’idée d’un Dieu personnel est puérile, comme l’a souligné mon ami – et sans aucun doute, le Vôtre aussi – Albert Einstein.
— Aucune importance, Robin. J’ai tout d’un Dieu, même pour un athée. Je juge, comprends-tu ? Je possède tous les attributs divins. Je suis le Créateur et le Rédempteur. Je ne suis pas simplement infiniment bon. Je suis le standard en fonction duquel le bien est mesuré.
— Vous me jugez ?
— N’est-ce pas pour cela que les dieux existent ?
Sans raison, je commençais à me sentir crispé.
— Bien, mais… Que suis-je censé faire ici ? Faudrait-il que je confesse mes péchés, que j’examine tous les instants de ma vie ?
— Euh… non, Robin, répondit Dieu avec bon sens. En fait, tu n’as cessé de te confesser et de faire ton examen de conscience depuis cent ans ou presque. Inutile de recommencer.
— Mais si je ne veux pas être jugé ?
— Aucune importance non plus. Tu sais, je le ferai de toute façon. Voici d’ailleurs mon jugement. (Il se pencha en avant et plongea ses yeux tristes, bons, majestueux et débordant d’amour dans les miens. Ce fut plus fort que moi, je me tortillai de malaise.) Robinette Broadhead, je trouve que tu es entêté, hanté par la culpabilité, facilement distrait, superficiel, inachevé et souvent bête. Tu me plais bien. Je ne te voudrais pas différent. Avec l’Ennemi, tu risques d’échouer honteusement, car cela t’est souvent arrivé. Mais je sais que tu agiras comme tu l’as toujours fait.
— Et… bredouillai-je. C’est-à-dire ?
— Ma foi, tu feras de ton mieux. Que pourrais-je demander de plus ? Aussi continue, Robin, avec Ma bénédiction. (Il leva les mains ; un geste d’une grâce imposante. Puis Son expression changea alors qu’il me scrutait attentivement du haut de son trône. On ne peut pas dire que Dieu est « irrité », mais Il avait l’air pour le moins contrarié.)
— Qu’y a-t-il à présent ? demanda-t-Il.
— Je suis encore mécontent, répondis-je avec obstination.
— Naturellement que tu es mécontent, tonna Dieu. Je t’ai créé mécontent, car sinon, pourquoi te donnerais-tu la peine de devenir meilleur ?
— Meilleur que quoi ? demandai-je d’une voix malgré moi tremblante.
— Meilleur que Moi ! s’écria Dieu.